Version française de l’article d’Adam Nossiter paru dans le New-York Times du 18 août 2018
Traduction : Philippe Poisse
Perpignan, France – D’abord ce furent 20 anciennes maisons détruites il y a plusieurs années. Puis 13 maisons du 19e siècle de plus tombèrent en juin, avec les balcons en fer forgé, ne laissant que de l’asphalte brûlant dans la chaleur de l’été à Perpignan, une ville près de la frontière entre la France et l’Espagne et au bord de la Méditerranée.
Finalement, les habitants du quartier ancien de Saint Jacques en ont subi assez. Plus de 50 demeures dans leur voisinage ont été réduites en décombres depuis 2015.
Le mois dernier, ils se sont regroupés sur l’ancienne place du quartier, située au sommet d’une colline, alors qu’une tractopelle de la mairie y faisait un nouveau tas de briques et de murs
déchiquetés. Des dizaines de personnes ont alors marché de la place vers la préfecture, l’administration représentant les autorités nationales, demandant à être reçus. La mairie a reculé. La tractopelle a été retirée, les démolitions ont été laissées en suspens. Ce qui rend ces événements exceptionnels ce n’est pas seulement qu’il s’agissait d’une
manifestation dans un des quartiers les plus pauvres de France. C’était aussi une protestation d’une population unique, que les media français et les universitaires appellent « les gitans » (Gypsies en anglais).
Les gitans de Perpignan, qui parlent catalan, sont culturellement différents des populations de Roms, qui sont parfois appelés aussi « gitans », mais sur de nombreux points ils sont tout aussi mal-aimés et discriminés qu’eux en France. Avec entre 3 000 et 5 000 habitants, Saint Jacques constitue la plus grande communauté urbaine gitane en France, un mélange épouvantable de pauvreté et de chômage, un endroit qui normalement attire peu la sympathie. Pourtant dans son combat contre la destruction de son quartier, la communauté a trouvé de l’aide
auprès des défenseurs du patrimoine et s’est alliée avec ses voisins d’origine maghrébine – une population avec qui elle a eu des affrontements par le passé. La communauté a mobilisé ses jeunes,
90 % d’entre eux sont au chômage et beaucoup d’entre eux traînent dans la rue le soir venu. « Si vous donnez un coup de pied à un chien énervé, il vous mordra et s’accrochera » déclare Alain
Giménez, un responsable de la communauté, pendant que ceux qui se sont rassemblés sur la place du Puig, la « place de la colline » en catalan, acquiescent de la tête. « Donc, que sommes-nous, rien ? Ils disent que nous sommes sales,» déclare monsieur Giménez, qui se surnomme lui-même “Nounourse”, se moquant de son embonpoint. « Le problème est qu’ils ne nous parlent pas, ils disent juste que nous sommes sales. » La trêve des démolitions obtenue avec la mairie est seulement temporaire, déclare Jean-Bernard Mathon, président de l’association locale de défense du patrimoine. Au minimum la démolition de 37 autres bâtiments est prévue, dit-il. « Ce que nous voulons est la réhabilitation du centre ancien,» déclare monsieur Mathon. « Ce qu’ils veulent faire est démolir. Mais ils n’ont rien reconstruit. C’est hideux. » Saint-Jacques, délabré, menaçant de s’effondrer et maintenant menacé, a obtenu le support du
représentant pour le patrimoine du président Macron, Stéphane Bern, une personnalité de la télévision. Monsieur Bern a écrit sur les réseaux sociaux qu’il était « scandalisé et choqué par les images de la destruction du centre ancien de Perpignan », et a promis « son aide et sa solidarité ». Les défenseurs du patrimoine mettent en avant les balustrades, les moulures des plafonds, les portes d’entrées vieilles de plusieurs siècles et le plan des rues issus du Moyen Âge, et appellent à une réhabilitation à la place des démolitions.
De plus dans un pays qui ne sait plus quoi faire de ces quartiers historiques ni n’a l’argent pour les entretenir, Saint-Jacques fait figure de vilain petit canard. Le quartier, une frontière dans une frontière – l’Espagne est à seulement une cinquantaine de kilomètres – est vulnérable et les gitans catalans, historiquement victimes de discriminations, se sentent menacés, eux aussi.
Les gitans de Perpignan parlent le catalan depuis le 16e siècle, mais ils sont présents dans la région en tant que semi-nomade depuis le 14e ou le 15e siècle, précise monsieur Mathon, le défenseur du patrimoine. Ils n’ont été sédentarisés qu’à la fin des années 30, lorsque les juifs ont été chassés du quartier pendant la seconde guerre mondiale.
Monsieur Mathon précise que les gitans de Perpignan ne sont pas liés ethniquement aux Roms d’Europe de l’Est. C’est d’ailleurs l’avis général.
« Les Roms ou les gitans de Roumanie ne sont pas venus à Perpignan ;» déclare le principal sociologue de Perpignan, Alain Tarrius, un professeur émérite de l’université de Toulouse.
Lorsque vous montez vers Saint-Jacques depuis le centre ancien Bourgeois de Perpignan, vous entrez dans un autre monde. Saint-jacques a été construit au Moyen Âge selon un quadrillage serré
de maisons blotties les unes contre les autres pour se protéger. Aujourd’hui de gros morceaux de plâtres et de peinture manquent aux façades. Les devantures sont fermées. De hautes et étroites habitations se blottissent dans des rues escarpées qui plongent vers l’horizon, avec les Pyrénées au loin. Le soleil méditerranéen ne peut pénétrer en profondeur. Le linge pend aux fenêtres, et des poutres d’acier relient les rues étroites, maintenant les immeubles. Les balayeurs de rues de Perpignan ne semblent pas monter jusqu’à Saint-Jacques.
Le soir, alors que la ville en dessous dort sous ses toits de tuiles oranges, les rues de Saint-Jacques prennent vie avec des enfants, des grands-mère habillées en noir assises sur des chaises en
plastiques, et des hommes torses nus dans la chaleur de l’été. Les gens du coin vous préviennent de ne pas les déranger avant 18 h, parce que la plupart d’entre
eux seront encore en train de dormir. Les démolitions ont grêlé le quartier avec des places « inutiles » – selon les mots de monsieur Mathon – mais la fabrique du lien social est intacte.
« Regardez, il y avait une école avant ici,» déclare Josiana Caragol, montrant du doigt un espace vide depuis peu. « Ils démolissent toutes les maisons. Est-ce que c’est bien ? S’il y a plus de
démolitions, ils vont tous nous chasser. » L’argumentaire de la mairie pour défendre les démolitions est simple, et tourne autour d’une histoire de chiffre. 60 % de la population du quartier vie sous le seuil de pauvreté. 40 % des logements sont vacants. Et surtout le taux de chômage est de 70 %. L’absentéisme scolaire est élevé. Il est moins cher de reconstruire que de rénover.
« Vous ne pouvez pas laisser les gens vivre dans des conditions insalubres, juste parce que c’est pittoresque,» déclare Olivier Amiel, l’élu en charge de la rénovation de Saint-Jacques, pour laquelle
il déclare que 100 millions d’euros ont été budgétisés. « À la vue de l’urgence de la situation, nous ne pouvons pas attendre que des débats esthétiques aient lieu. »
« Ce programme est la dernière chance pour la communauté,» dit monsieur Amiel, qui rajoute que plus de 50 réunions ont eu lieu avec les représentants la communauté. « On peut préserver sans
geler les choses » dit-il, pointant du doigt les effondrements de plusieurs immeubles. Monsieur Amiel déclare que 588 immeubles seront démolis, « restructurés » ou réhabilités, et 312
nouveaux immeubles seront construits. Mais monsieur Mathon remarque qu’il n’y a eu aucune nouvelle construction là où les maisons ont été démolies.
« Ils pensent que nous voulons les chasser du quartier, mais ça n’a jamais été notre intention », déclare Pierre Parrat, le premier-adjoint au maire, depuis son bureau à la mairie, un élégant bâtiment du 14e siècle, au pied de Saint-Jacques. « Ils ne vivent pas comme nous » continue monsieur Parrat. « Ils ont une notion différente de l’espace public » dit-il, accusant l’introduction du RMI d’être la cause des problèmes du quartier. « Ils disent « bien, pas besoin de travailler ». Et cela s’est retourné contre eux ». Les habitants du quartier, précise-t-il, sont « attrayants, mais ils s’excitent pour un rien ». Toutefois, la peur est réelle. Les gitans de Perpignan ressentent l’expansion de l’université comme une pression contre eux. Les élus veulent démolir le quartier, déclare Valerie Cargol, devant sa maison, parfaitement entretenue, dans une rue pentue de Saint-Jacques. « Mais ils ne le doivent pas ». Les élus doutent de l’hygiène des gitans, mais la cuisine de madame Cargol était étincelante. « C’était là depuis 150 ans, pourquoi tout casser ? » demande-t-elle. « Tout casser, pour quelle raison ? »
Paul Orell, 34 ans et au chômage, se déclare désireux de participer à la reconstruction du quartier. « Ces maisons ont été occupées par nos grands-parents«, déclare-t-il. « Nous avons été
abandonnés. » Avec de nouvelles ruines place du Puig derrière lui – « Beyrouth » comme l’appelle certains – Nick Giménez, un des anciens, déclare : « Nous sommes nés ici. S’ils nous chassent nous sommes morts. »