L’Œuvre dessiné de Charles-Stanislas L’Éveillé (1772-1833)

Charles-Stanislas L’Éveillé est un ingénieur des Ponts et Chaussées, né à Paris le 4 février 1772 et décédé à Meaux le 30 janvier 1833, qui s’est également distingué par divers travaux ou ouvrages sur l’architecture et le dessin. C’est en outre un artiste, qui a laissé derrière lui plusieurs centaines de dessins d’architecture, de paysages et de types humains rencontrés au cours de ses voyages et de sa carrière d’ingénieur. Réunie pour une grande part dans trois albums et de nombreuses feuilles volantes, quasiment inconnue, cette œuvre est aujourd’hui encore pour la plupart aux mains de ses descendants, bien que l’un des trois albums soit aujourd’hui conservé au MUCEM à Marseille. Ce corpus constitue un véritable trésor d’images, concernant principalement, mais non exclusivement loin de là, le Roussillon —le département des Pyrénées-Orientales— et d’autres régions voisines à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles.

Entré à l’École des Ponts et Chaussées sous la Révolution, en 1794, Charles-Stanislas L’Éveillé en sort en 1796 et est directement désigné pour faire partie d’une mission envoyée à Istamboul à la demande du sultan, dirigée par l’ingénieur en chef Ferregeau. Cette mission ayant tourné court, il revient en France en passant par la Grèce et l’Italie, en partie en compagnie du peintre Antoine-Laurent Castellan, qui a laissé des souvenirs publiés de ce voyage qui dura plusieurs mois.

Rentré à Paris en 1798, il est immédiatement nommé ingénieur ordinaire à Caen, puis, en 1802, aux travaux du canal de l’Ourcq (sous la direction de l’ingénieur Girard) et s’installe à Meaux. Il est promu Ingénieur en Chef en 1809. En 1815, à la chute de l’Empire, il est brutalement muté à Perpignan, où il restera jusqu’en 1821, puis de nouveau muté à son détriment à Digne (Basses-Alpes). Finalement privé de ses fonctions en 1826, il se retire à Meaux et est mis à la retraite en 1830. Il meurt en 1833, âgé de presque 61 ans.

Le dessin de Charles-Stanislas L’Éveillé est très précis et détaillé, vivant —on pourrait parler à son propos de « ligne claire »—, mais également très sensible et nuancé notamment lorsqu’il représente des paysages, la plupart du temps aquarellés, avec un grand sens de la lumière. Intéressé à l’évidence par l’architecture, il en multiplie les détails, ainsi que l’ornementation. Il est très curieux de la sculpture romane roussillonnaise dont il accumule les représentations de détail, ce qui est étonnant pour les années de son séjour (1816-1821) où cette curiosité est exceptionnelle. Les paysages naturels des vallées du Conflent le retiennent également, mais on remarquera surtout son intérêt quasi ethnographique pour les types humains et leurs vêtements et accessoires (coiffures, chaussures, etc) rendus avec un très grand souci d’exactitude et de détail.

Ce type de représentations l’intéressait déjà, à la fin du XVIIIe siècle, lors de ses observations en Orient et se retrouvent en pays catalan, identifiant les tenues des habitants du Roussillon, de la Cerdagne ou du Languedoc voisin. Il campe également la population gitane du Roussillon, objet de curiosité à l’époque de son séjour, dans des situations ou activités qui reflètent les préjugés à leur endroit, mais toujours avec une grande précision dans la notation des vêtements, expressions ou attitudes.

Hydra (Grèce), 1797 (Album Levant).
Hydra (Grèce), 1797 (Album Levant)

L’œuvre conservé de Charles-Stanislas L’Éveillé se compose aujourd’hui de deux albums semblables par leur format (23/19 cm) et leur épaisseur, reliés en noir et portant l’indication « Souvenirs de voyage par Ch. Stanislas L’Éveillé mort en janvier 1833 », d’un troisième album de plus grand format intitulé « album Levant » et d’un bon nombre de feuilles volantes et de dessins encadrés, conservés parmi ses descendants. Le premier des deux « Souvenirs de voyage » est conservé au MUCEM de Marseille, à la suite d’une acquisition par l’ancien musée national des ATP dans les années 1950. Le nombre de « pages » dessinées s’élève à environ 340, le nombre de dessins ou figures est nettement plus important car de très nombreuses pages en comportent plusieurs, bien que dans l’ensemble il s’agisse de petits formats. La représentation de sites, de monuments, de paysages du Roussillon et du Conflent, dans les Pyrénées-Orientales, est majoritaire dans cet ensemble et doit s’expliquer par la découverte, inattendue pour lui, de ce pays méditerranéen, mais aussi par les relations qu’il a pu tisser lors de son séjour perpignanais avec François Jaubert de Passa (1785-1856). Celui-ci, appelé à une carrière administrative sous l’Empire, mais également grand propriétaire terrien et destiné selon l’exigence paternelle à en assurer la gestion, avait vu ses ambitions contrariées de ce fait. Cependant Sous-Préfet de Perpignan sous les Cent-Jours, il se trouvait dans une situation sans doute comparable à celle de L’Éveillé à l’arrivée de la Restauration. Passionné d’histoire et d’agriculture et désireux avant tout d’illustrer son pays et de le faire connaître, François Jaubert de Passa avait des projets d’écriture qu’il a semble-t-il partagés avec Charles-Stanislas L’Éveillé et qui pourraient être à l’origine d’une partie des dessins, destinés à un livre illustré, fruits d’excursions communes, notamment en 1818 au dire de Jaubert. On y note d’ailleurs également la reproduction de monnaies médiévales, d’objets de fouille et autres.

Outre le pays catalan (avec également quelques vues de l’autre côté de la frontière, en Ampourdan ou à Besalù), les dessins de Charles-Stanislas L’Éveillé reflètent les endroits où il a séjourné : Istamboul, Hydra, Naples, mais aussi Caen, Digne, Avignon et d’autres lieux traversés en France. Ces feuilles sont toutefois en minorité dans les dessins conservés.

Haute-Garonne (Album n°2)

La quasi-totalité de ces dessins est inédite, alors qu’elle présente, outre sa qualité artistique évidente, un multiple intérêt documentaire tant pour les monuments, sites et paysages représentés que pour les types humains et les costumes détaillés comme à plaisir. C’est, à cet égard, un témoignage spontané de sa part, puisque assez lointain de son environnement professionnel et d’une particulière acuité. Peu de représentations aussi clairement descriptives de tenues et de coiffures parfois complexes existent pour la période considérée en Catalogne. Pour ce qui concerne l’architecture et la sculpture, la curiosité de Charles-Stanislas L’Éveillé (peut-être orientée par François Jaubert de Passa, plus jeune que lui de treize ans) s’attache de façon exceptionnelle à la sculpture romane roussillonnaise, avec de très nombreux détails : chapiteaux, bas-reliefs, inscriptions et ornements, à un moment où le mot « art roman » n’existe pas encore, ni le souci public des monuments.

Détails du cloître d’Elne (Pyrénées-Orientales). Album n°2

Projets et directions de recherches

La personnalité, la vie et l’œuvre de Charles-Stanislas L’Éveillé sont à peine esquissés dans la bibliographie disponible et attendent, bien évidemment un(e) chercheur(se) qui pourrait s’y consacrer. L’origine familiale, la formation, la carrière de Charles-Stanislas L’Éveillé sont évidemment à développer et préciser, comme son rôle dans ce milieu des ingénieurs formés à la fin du XVIIIe siècle qui ont contribué à bâtir les infrastructures de la France moderne. Son œuvre architecturale et technique, dans ses différents postes, où il a eu à dessiner et élever des bâtiments ou des ouvrages de génie civil, reste à peu près inconnue. Ses idées politiques et philosophiques —qui semblent, au moins en partie, avoir eu un impact réel sur sa carrière— seraient à comprendre, lui qui, en plus de dessiner, écrit volontiers, puisque ses albums et un carnet entier sont parsemés ou rempli de notes ou de réflexions, de citations, de documents. Cela attirera-t-il un(e) doctorant(e) ? Il faudrait, bien sûr, d’abord attirer un peu plus l’attention sur l’existence même de Charles-Stanislas L’Éveillé, à peu près inconnue des historiens et chercheurs jusqu’ici.

Autoportrait de Charles-Stanislas L’Éveillé dessinant dans sa chambre à l’auberge de L’Escala 1818 [?] (Catalogne)
De façon beaucoup plus immédiate, la disponibilité toute récente des descendants de Charles-Stanislas L’Éveillé — dont on peut être presque surpris qu’ils aient conservé si présente la mémoire d’un ancêtre décédé il y a près de deux siècles— à prêter les œuvres qu’ils détiennent et à les faire connaître, disponibilité révélée, on peut le dire, avec l’exposition du Musée Bossuet à Meaux en 2018, conduit à un projet plus concret de reproduction et de publication de l’œuvre dessiné conservé. Les personnes qui ont eu accès à l’ensemble des dessins connus (album du MUCEM, albums détenus par la famille, feuilles volantes ou encadrements) sont toutes impressionnées par ce « trésor d’images », dont la date (1798-1825), le contenu représenté et la qualité graphique et picturale contribuent à le faire considérer comme un ensemble exceptionnel.

Autour de l’ASPAHR (Association pour la sauvegarde du Patrimoine artistique et historique roussillonnais, fondée en 1963) un certain nombre de chercheurs et d’institutions se réunissent pour porter un projet de publication : les Archives départementales des Pyrénées-Orientales, l’Université de Perpignan Via Domitia (Histoire de l’Art, CRESEM), l’association Le Temps du Costume roussillonnais, sans exclusive d’autres partenaires déjà sollicités ou à solliciter (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Société Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales, Garae-Ethnopôle [Carcassonne], Fondation du Patrimoine, Région Occitanie, Généralité de Catalogne…).

Ce projet de publication vise avant tout à réunir dans un volume accessible l’ensemble de l’œuvre aujourd’hui connu de Charles-Stanislas L’Éveillé, dans une mise en pages de qualité, tout en l’assortissant des compléments nécessaires à sa compréhension et son utilisation : identification des lieux ou sujets représentés, index, cartes, commentaires, etc.

Ce projet de publication repose d’abord sur l’acquisition numérique des dessins, avec la qualité suffisante non seulement pour une publication en volume, mais aussi pour d’autres utilisations parallèles ou ultérieures, expositions, présentations, conférences, etc. L’aspect ethnographique des dessins de Charles-Stanislas L’Éveillé, son attention aux costumes locaux répondant à des usages ou à des territoires bien précis, ainsi documenté à une époque où aucun « retour » folkloriste ou régionaliste n’est susceptible d’avoir reformulé ces usages a posteriori, en fait une source de premier plan, disponible pour d’autres projets : expositions en lien avec l’étude de la vie sociale rurale ou l’agriculture, reconstitutions et démonstration de costumes, etc.

La première contribution concrète à ce projet est l’engagement du service des Archives départementales des Pyrénées-Orientales à assurer cette numérisation, qui permettra, en outre, la conservation des fichiers numériques dans son fonds, en accord et selon les conditions de communication fixées d’un commun accord avec les ayant-droits.

Terrasse à Céret, chapelle de Pézilla, « als camps d’als morts » près Céret ; médailles.

Une fois l’acquisition numérique réalisée, il sera nécessaire d’établir une base de données normalisée de description de l’ensemble des dessins, comportant (entre autres) leur identification, leur localisation, la transcription des légendes originales ou annotations de l’auteur. Un travail préliminaire important a déjà été entrepris par l’un des descendants de Charles-Stanislas L’Éveillé (M. Pascal Delaugère), passionné par son ancêtre qui s’est efforcé d’inventorier, classer et localiser chacune des photos d’œuvres de Charles-Stanislas L’Éveillé, les sources d’extraction étant précisées pour chacun des dessins et le tout étant accompagné de cartes sur le voyage de Charles-Stanislas L’Éveillé au Levant et de son séjour roussillonnais. Un inventaire de l’album du MUCEM (dans sa partie concernant les Pyrénées-Orientales) avait également déjà été établi et publié par Olivier Poisson en 1987. Tout ce travail de numérisation et d’inventaire-indexation est prévu pour être réalisé en 2025, parallèlement à la recherche des fonds et concours permettant d’envisager la publication l’année suivante.

Château-Roussillon (Perpignan). [au premier plan, revêtement en mosaïque du fond d’une citerne antique]. Album n°2.
A ce stade, un budget sommaire a pu être établi :

Publication L’Éveillé

contenu :

  • introduction : 10 p.
  • corpus des dessins : 400 p.
  • transcription des légendes et annotations, notes
  • index
  • cartes

budget prévisionnel :

  • indexation, transcription, annotations : CDD ETP 2 mois, 6 000 €
  • secrétariat d’édition, fournitures, informatique : 2 000 €
  • autres dépenses (recherches, dossiers, missions) : 3 000 €
  • conception graphique, mise en pages, suivi impression : 6 000 €
  • impression, façonnage (cahiers cousus, 500 ex.) : 8 000 €

total estimé à: 25 000 € TTC

Olivier Poisson, conservateur général du Patrimoine (h), trésorier-adjoint de l’ASPAHR, 10/10/2024.

Prieuré de Serrabona (66130 Boule d’Amont). Album n°2

Bibliographie

  • L’Éveillé, C.-S., Études d’ombres à l’usage des écoles d’architecture, Paris, 1812
  • L’Éveillé, C.-S., Considérations sur les frontons, avec une méthode générale pour déterminer les proportions de cette partie des édifices,  Paris, 1824
  • Castellan, A.-L., Lettres sur la Morée et les îles de Cérigo, Hydra et Zante, Paris, H. Agasse, 1808
  • Castellan, A.-L., Lettres sur l’Italie, faisant suite aux Lettres sur la Morée, l’Hellespont et Constantinople, Paris, A. Nepveu, 1819, 3 vol.
  • Girard, P.-S., Mémoires sur le canal de l’Ourcq, Paris, 1831 [planches par L’Éveillé]
  • Langlois, L., Notice sur l’Ingénieur L’Éveillé, Caen, 1889
  • Un Canal… des canaux…, cat. expo. Paris, 1986 [notice L’Éveillé, p. 349]
  • Poisson, O. « L’album inédit de Charles-Stanislas L’Éveillé : Vues et Monumens des Pirénées Orientales, 1820 », dans Etudes roussillonnaises offertes à Pierre Ponsich, Perpignan, 1987, p. 377-392.
  • Pinon, P. « Un épisode de la réception des progrès techniques à Constantinople : l’échec de la mission Ferregeau, ingénieur des Ponts et chaussées (1796-1799) », dans De la Révolution française à la Turquie d’Atatürk. La modernisation politique et sociale. Les lettres, les sciences et les arts, Jean-Louis Bacqué-Grammont et Edhem Eldem (dir.), Istanbul/Paris, IFEA, 1990, p. 73-74.
  • Exposition Charles-Stanislas L’Éveillé, Musée Bossuet, Meaux, 2018 [livret multigraphié]
  • Histoire(s) de famille, L’Éveillé, vers 1650-2018, multigraphié (2019).

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